Ce qui demeure
Tradução de Diego Viana.
Critique du spectacle Le Duel (O duelo) par la « Mundana Companhia » (Mondaine Compagnie)
Traduit par Diego Viana.
Pour Alexandre Marçal, Naiara Barrozo et Ricardo Freitas
Le Duel commence par un salut au public: le spectacle va démarrer. Avec cette première révérence faite aux spectateurs, qui situe le jour de la présentation (le 6 mars 2014), le spectacle de la Mundana Companhia, présenté en février et mars dernier au Teatro Tom Jobim de Rio de Janeiro, a les apparences de ce que je nommerais une esthétique foraine. Cette expression est justifiée, non seulement par la présence de quelques signes se rapportant à une piste de cirque (ce qui est effectivement le cas), mais surtout par le fait que soit rendu possible, une certaine façon d’envisager la multiplicité de différentes couches dramaturgiques dans le spectacle. Je pense à la piste du cirque comme une manière d’introduire des impressions sur un travail qui semble rechercher le sensoriel, la proximité viscérale du public avec l’histoire racontée. Une histoire qui par moments, invite le spectateur à danser avec les acteurs, qui se trouvent souvent à quelques millimètres à peine de leur auditoire, parlant souvent de leurs personnages à la troisième personne, devenant ainsi des narrateurs. Au delà de cette absence de quatrième mur – où un spectacle se déclare comme étant un spectacle –, le cirque rend aussi possible l’emploi d’objets quotidiens, d’éléments de la culture populaire, il permet l’utilisation des dispositifs techniques les plus élaborés (sans être pour autant technologiques), avec des enchaînements et des lumières qui font penser au Cirque du Soleil.
L’exploitation astucieuse du décor, la musique de chanteurs très populaires (Sidney Magal et Gaby Amarantos), le flirt constant avec un certain mauvais goût, et la présence d’instruments de musique dont les acteurs jouent eux-mêmes sur scène, tout cela suggère une atmosphère de saltimbanques, de groupe autonome qui crée ses propres formes esthétiques et construit un rapport de proximité avec le public à partir d’éléments folkloriques. La forte influence de la musique et des effets sonores, qui ponctuent souvent les dialogues, renvoient aux feuilletons pittoresques d’Aguinaldo Silva. Avec une touche à l’évidence comique, la forme indique un recours à la culture populaire, qu’elle soit de masse ou non, et qui évolue loin des grands centres urbains et culturels.
A ce propos, on ne peut s’empêcher de souligner l’intention du spectacle d’établir une passerelle entre la vie désœuvrée du Caucase (où se passe le récit éponyme d’Anton Tchekhov d’où est inspiré le montage dramaturgique) et celle du sertão du Nord-Est brésilien. Dans son processus de création, la Mundana Companhia a mis en place des laboratoires d’expérimentation dans trois villes de l’intérieur de l’Etat du Ceará, ce qui a assurément imprégné la façon de développer les traits provinciaux présents dans la pièce originelle. Cependant, il me semble que cette intention de transformer les éléments de la culture populaire brésilienne, agit encore plus profondément sur la dramaturgie. Le caractère ludique du montage, le choix d’une forte interaction avec le public, les détails du décor qui se construit parallèlement à la conduction de la scène, ainsi que le parti pris de tonalités fortes aussi bien dans l’interprétation des acteurs que dans leurs costumes, tout cela fait ressortir l’aspect spontané et artisanal, qui apparaît bien comme le trait caractéristique de cette adaptation du Duel.
Par ailleurs, il faut aussi souligner que les choix supposés artisanaux révèlent souvent un travail esthétique raffiné, notamment pour ce qui est de la plasticité des structures mises en action sur le plateau (travail réalisé par Laura Vinci) et de l’éclairage de Guilherme Bonfanti, qui crée des enchaînements et des ambiances rendant possibles des moments plus spécifiques. Il faudrait aussi citer l’atmosphère onirique et un langage corporel plus étrange, constituant un défi pour la compréhension. La scène foraine génère ainsi des figurations encourageantes en donnant au décor une importance dramaturgique fondamentale. La figuration de la Mer Noire, par exemple, représentée par une simple toile noire que les acteurs agitent, acquiert une grande puissance métaphorique avec les agencements de la lumière et du son. De même, les matières sophistiquées qui sont en jeu, semblent être un trait distinctif du personnage de Nadiejda Fiódorovna jouée par Camila Pitanga, protagoniste à plusieurs reprises de moments d’arrêt de la narration, de plongée en des espaces esthétiques plus diffus et fluides. Les scènes où elle apparaît seule, délirante à cause du paludisme, ou confrontée au personnage de Laiévski (joué par Aury Porto) ou encore au fantôme de son ex-mari (joué par Sergio Siviero), sont celles où la lumière et l’expression corporelle sont les plus puissantes, esthétiquement parlant, et se détachent des autres moments du spectacle. Il faudrait citer aussi la scène de la tempête, où toute la distribution, aidée d’éléments techniques, s’emploie à produire des signes expressifs pour réaliser une scène remarquable du point de vue sensoriel.
Parmi les éléments populaires et la plasticité scénique, on trouve aussi des scènes plus traditionnelles de confrontation idéologique où, par la force de la parole et du dialogue, les deux personnages qui participent au duel qui donne son titre à l’oeuvre, Ivan Laiévski et Nikolai Von Koren, se posent comme des contraires supposés irréconciliables. C’est aussi par la force du discours que le zoologiste joué par Pascoal da Conceição s’insère dans un projet civilisateur et planificateur de la petite province du Caucase, soutenu par des idées scientifiques et rationnelles. Cette perspective théorique et moralisatrice, représentée par Nikolai Von Koren, s’oppose et se heurte à celle d’Ivan Laiévski, un bon vivant qui trouve refuge aux bords de la Mer Noire avec Nadiejda, ce qui pour Von Koren, introduit toute une gamme de moeurs dépravés dans le petit village. Les deux personnages, avec leurs respectives oppositions idéologiques, maintiennent le conflit général constituant l’intrigue, autour duquel s’articulent toutes les couches dramaturgiques de ce travail.
Il faudrait ajouter que ces couches sont multiples, en termes quantitatifs et qualitatifs. Dans les meilleurs moments, elles diffractent le sens bien au delà du simple duel qui donne son titre au spectacle. Il me semble que l’élément quantitatif est le résultat du processus collectif de création et de recherche qui est la marque de la compagnie, ce à quoi se rajoute la diversité des contributions personnelles dans l’enchaînement du montage, et dont une conséquence est la longue durée du spectacle, contenant quelques excès narratifs. En revanche, pour ce qui est du caractère qualitatif, le travail dramaturgique cherche le plus souvent à transformer cette longue durée en expérience d’immersion, dans la mesure où ces niveaux différents de composition font émerger une forme plus cohérente et percutante, et cela malgré quelques inévitables moments de perte de tension. Par delà ces impressions, il faut citer l’important investissement dramaturgique de ce travail, mis en scène par Georgette Fadel, qui cherche à articuler une série de visions oniriques avec des scènes narratives, établissant des « ponts » entre elles, comme le dit la metteur en scène elle-même, dans le programme du spectacle. Mais cela ne saurait être réducteur, car elle réussit à produire des réponses plus complexes que les problèmes présentés, en suggèrant des chemins qui ne sont pas définitifs, mais qui recèlent une pluralité de possibilités, en rendant relatifs les pôles idéologiques du duel.
Avant de développer ce sujet, il faut faire attention à un trait curieux et commun à tout travail théâtral, et qui d’une certaine façon concerne tout travail artistique: le souci de la forme, du « comment » faire, qui détermine le plus souvent une raréfaction du signifié, due à la multiplication des sens possibles. Sous ce point de vue, plus l’investissement dramaturgique dans les moyens du « comment » dire est raffiné ou profond ou même diversifié, plus nombreux seront les sens possibles et moins importantes les possibilités d’une lecture univoque. Dans le cas du Duel, la résolution apparemment apaisée de la confrontation entre Laiévski et Von Koren semble recouvrir un problème plus pénétrant, plus grave, qui apparaît de façon diffuse et provocatrice dans la série des différentes couches de représentation. La diversité de la dramaturgie semble mobiliser d’autres sens, au delà de ceux qui apparaissent dans la trame ou dans l’œuvre de Tchekhov, en liant des points éloignés, en rapprochant des réalités que l’on croyait déconnectées.
Je m’explique : le duel entre les ennemis, le mondain et le scientifique, le voyou et le moraliste, se résout en suivant une troisième voie de pacification, celle où Laiévski cède devant le paradigme que Von Koren apporte, alors que ce dernier se laisse sensibiliser et d’une certaine façon déstabiliser par le geste de l’autre. Néanmoins, en regardant la dramaturgie qui soutient cet événement, je remarque que non seulement l’antinomie se défait avec cette clôture (un effet prévu d’une certaine façon dans le texte de Tchekhov), mais que ces pôles opposés peuvent se révéler comme les faces opposées d’une même pièce de monnaie (cet effet étant lié spécifiquement à la nature du spectacle). Je pense à leurs trajectoires à travers le montage quand les deux s’installent en des places similaires. Ainsi ils représentent une même vision quand il s’agit de la province du Caucase : Laiévski et Von Koren représentent tous deux des formes de refus ou de fuite du petit village aux bords de la Mer Noire. Le mondain désire intensément quitter la vie idiote de la petite ville, alors que le scientifique, presque un étranger, y revient pour la civiliser. Dans cette perspective, tous les deux laissent transparaître, chacun à sa manière, une façon de nier la condition rustre du provincialisme, en cherchant à échapper ce qui est d’habitude attribué à l’élément vernaculaire d’une nation arriérée : La misère, l’ignorance, l’isolement, le calme excessif. Ainsi, le « voyou » Laiévski ne semble plus être si voyou, étant donné que la subversion typique du voyou implique une adaptation entière au climat dans lequel elle se développe. Le voyou est un briseur des structures sociales, mais avant tout il en est le rejeton, un joueur local qui joue avec elles. À la différence, Laiévski est un démuni qui désire quitter la campagne pour aller chercher la civilisation à Saint-Pétersbourg, ce qui le rapproche du point de vue du citadin Von Koren, mais dans un parallélisme inversé. Tous les deux reproduisent, dans la petite ville du Caucase, la figure de l’émigré, ils cherchent à dépasser des conditions hostiles et adhèrent à un projet de développement qui exclut ou écrase presque infailliblement la terre originaire, les traditions populaires ou originelles.
À partir de cette constatation et par des chemins inattendus (que l’on pourrait même dire dramatiques), l’inspiration du Nord-Est brésilien qui marque le spectacle se révèle comme la présence, au delà de la strate foraine ou populaire, de signes employés sur scène, pour faire en sorte de connecter le Caucase et le Nord-Est brésilien, d’une façon plus profonde et stimulante que ce qui apparaît de prime abord. Les postures de Laiévski et Von Koren, malgré leurs noms russes, sont intégrées par la dramaturgie et deviennent tout d’un coup typiquement brésiliennes, comme signes d’une vision qui, à ce qu’il semble, ponctue souvent notre histoire nationale. Une telle vision pourrait se résumer grossièrement dans le dilemme entre la tradition et la civilisation, que les grands centres économiques et culturels du dit monde développé semblent représenter, et les réalités prétendument sous-développées et arriérées associées aux paysages inhospitaliers des pays du Tiers Monde.
C’est ainsi que la question de la « brésilité »semble apparaître désormais sous des contours différenciés, particulièrement quand Aury Porto, dans l’introduction du programme du spectacle, dit que Le Duel a commencé ses travaux sur des terres ayant appartenu à l’écrivain José de Alencar. La raison en est que le parcours même du « père de la littérature brésilienne » peut se lire sous l’angle de la tension centre/périphérie, ou alors dans la confrontation entre colonisateur et colonisé. Avec une certaine dose de généralisation sur son oeuvre, l’on pourrait dire que José de Alencar est un des piliers d’une vaste tradition intellectuelle et artistique qui a fortement caractérisé l’histoire de la littérature et de la culture brésiliennes : une tradition qui consiste à regarder avec fascination les grands trésors canoniques occidentaux, admirant aussi les grandes zones urbaines, désirant que la réalité originelle accompagne le rythme des grandes nations ou qu’elle cède l’espace à des modes de vie nouveaux et supérieurs. Chez Alencar, dans ses romans indianistes et urbains, l’activisme politique et artistique débouchait sur des formes littéraires calquées sur le goût européen, avec une teneur thématique nationaliste ou pittoresque qui laissait entrevoir souvent une conscience latente du retard de la nation colonisée, ainsi qu’un désir de voir le Brésil atteindre le niveau des nations dominantes, en toute justesse. Malgré l’élan nationaliste, le sens des oeuvres avait un regard implicite le plus souvent attaché à la culture étrangère, formé par les grands canons européens, qui cherchaient à (re)élaborer l’élément national, ou bien pour le rejeter au profit de ce qui venait de l’extérieur, ou encore pour essayer de le sauver de la barbarie, agissant de façon rédemptrice sur les terres sauvages.
Si l’on regarde la référence à Alencar sous cet angle, le problème de la périphérie des villes russes renvoie enfin directement au problème des périphéries du territoire brésilien et, peut-être, au problème de l’intellectuel national lui-même. La figure de Von Koren s’installe soudain comme le pont entre le sable du Caucase et celui du Ceará, retentissant, sans perdre de vue le contexte tchekhovien originel, des personnages centraux de l’histoire culturelle brésilienne, comme Euclides da Cunha et José Alencar aussi, dont les modes d’activisme, en général, essayaient de faire valoir la grandeur de la patrie dans des discours élaborés sous la forme du savoir académique et littéraire européen. De façon analogue, l’abandon par Laiévski de l’élément local exposerait des postures habituelles d’imitation de l’étranger et de ce qu’on appelle « entreguismo » (une tendance à céder les richesses à l’étranger) dans la formation culturelle brésilienne, dont l’expression caricaturale la plus achevée se trouve dans la belle époque à Rio de Janeiro au tournant du XXe siècle, ainsi que dans la poésie parnassienne.
Au delà de ces associations possibles, qui peuvent (et doivent) être relativisées, ce qu’il faut relever c’est l’élément inattendu de « brésilité » qui surgit dans la structure du Duel. Celui-ci traverse l’espace de la scène et acquiert des aspects plus profonds, à travers une réception plus réflexive de la dramaturgie. À partir de l’image des hommes face au duel, il s’agit d’une lecture possible qui comporte les échos d’un conflit à la fois universel et local, qui semble dire beaucoup sur le Caucase et sur la condition humaine elle-même, mais aussi beaucoup sur la culture brésilienne, sans visions innocentes ou chauvines sur le pays. Au milieu des formules du vieil adage comme « aime-le » et « laisse-le », le Brésil surgit en pleine situation dramatique, une situation qui rend problématiques la présence des traces de l’exploitation coloniale, tout autant que la posture que les brésiliens eux-mêmes gardent vis à vis d’un héritage culturel et géographique si controversé.
Toutefois, si la posture déniant l’élément local, originel, des plages du Caucase, renvoie au contexte culturel brésilien, il faudrait poser finalement la question de ce qu’est cet élément dénié, laissé derrière, qui est défini comme « originel», « populaire » ou « local ». Qu’est-ce enfin que Von Koren désire réformer, ou laisser intact, ou au contraire ce que Laiévski désire en toute urgence quitter ? Qu’est-ce qu’il en demeure ? Encore une fois, la réponse possible appartient à la dramaturgie, dont la richesse artistique offre une incarnation de cela justement qui est resté derrière, de ce qui a été abandonné au nom de la « civilisation », signe de quelque chose qui reste éternellement à faire (étant donné que tous sont partis).
D’une certaine façon, c’est précisément dans ce noeud que j’identifie la permanence de quelque chose à état de latence, à l’intérieur de la structure dramatique du Duel. Si Laiévski change en profondeur après l’expérience de « quasi » mort en duel, au point d’épouvanter Von Koren par sa rémission profonde de caractère, quelle est alors la motivation de ce personnage qui se décide à rester dans la petite ville, auprès de Nadiejda ? Il se peut que ce soit un homme ayant fait le choix de la patience et de la correction morale, typiques de la province, méritant les félicitations de son ancien ennemi ; il faudrait pourtant garder à l’esprit la claire perte du désir, ainsi que le conformisme persévérant dans une vie maigre à en mourir.
Mettre en question ce qui demeure dans la ville, auprès du Laiévski « corrigé », correspond à une confrontation avec la densité de ce que l’on appellerait une « essence brésilienne », avec toutes ses contradictions et ses entre-lieux, toujours avec un désir – plus ou moins présent, plus ou moins douloureux – de quelque chose de mieux, qui est toujours ailleurs. La dramaturgie nous présente, toujours de façon complexe, une « brésilité » enracinée dans une petite ville du Caucase, entourée par une mer hostile, abandonnée par le scientifique Von Koren, qui est parti dans le train du progrès. Dans cette ville, ce qui reste, ce sont la condescendance et la cordialité sociale du médecin local, les crises de paludisme d’une belle femme adultère, et finalement l’hypocrisie moraliste des grandes familles. C’est aussi l’endroit de la foi inlassable du diacre, de l’apathie et de la joie des fêtes, de l’aigre-doux d’une vie simple et petite. Aussi, peut-être, une ville où l’on puisse encore trouver du travail honnête, incessant – inutile ? – d’un homme « réformé ». Par ailleurs, le Brésil surgit dans la mélodie ivre d’un accordéon, hanté par le bruit de la mer. Une mer visqueuse comme la toile noire, parfois signe d’une traversée hardie et inévitable, parfois souvenir d’une muraille indépassable. Une mer qu’il faut parfois traverser ; ou devant laquelle on ne peut qu’être submergé.
Retrouvez d’autres informations sur la tournée de O Duelo et sur la Mundana Companhia sur le site http://www.mundanacompanhia.com/
Renan Ji est doctorant en Littérature Comparée chez UFF (Université Fédérale Fluminense), et Maître en Littérature Brésilienne, UERJ (Université de L’État de Rio de Janeiro).